Jean-François Mesplède est celui qui connaît le mieux Paul Bocuse, à l’occasion de la sortie de son nouveau livre – François-Régis Gaudry est allé à sa rencontre pour L’Express
27 sept 2014
Catégorie : Art, Culture & Traditions, Chefs, Presse & Médias
Jean-François Mesplède qui connait les grands chefs sur le bout des doigts, n’en n’est pas à son premier essai sur l’histoire de la cuisine française et la gastronomie, il faut dire qu’il a fréquenté les grands de la cuisine lyonnaise toute sa vie, et qu’il a été aussi Directeur du Guide Michelin France durant quelques années. Mais c’est auprès de Paul Bocuse qu’il a découvert la gastronomie, et depuis 25 ans les deux hommes se respectent, une rencontre qui a changé sa vie.
JF Mesplède fait paraître aux Éditions Glénat » Monsieur Paul et les autres, Bocuse et l’invention du chef d’aujourd’hui « , un livre indispensable pour comprendre comment les chefs de cuisine passionnent autant le grand public, et comment la gastronomie d’aujourd’hui s’est émancipée d’un métier trop longtemps resté dans l’ombre.
François-Régis Gaudry pour le magazine L’Express, lui aussi fin connaisseur de la planète FOOD, est allé à la rencontre de celui qui a réussi à percer certains secrets du chef le plus connu au monde…
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Paul Bocuse : derniers secrets du « pape » de la gastronomie française
Par François-Régis Gaudry
A 88 ans, le doyen de la cuisine française s’apprête à fêter ses 50 ans de règne 3 étoiles. Un record. En avant-première pour L’Express Styles, Jean-François Mesplède, ex-directeur du Guide Michelin, revient sur le mythe bien vivant du chef le plus connu dans le monde.
En janvier dernier, le milieu toqué retenait son souffle: Paul Bocuse subissait, à 87 ans, une lourde opération de la moelle épinière. Et ce, moins de dix ans après un triple pontage coronarien. Selon ses proches, « il va bien, il a toute sa tête, mais il est diminué physiquement ». Si le dieu vivant de la gastronomie française n’a plus la force d’aller saluer en salle chaque pèlerin qui s’attable dans son restaurant 3 étoiles de Collonges-au-Mont-d’Or (Rhône), son nom continue à courir la planète avec une endurance sans bornes: nouveau concept de drive-in à Villefranche-sur-Saône, livres de recettes, sans parler du succès mondial que rencontre le Bocuse d’or, désormais considéré comme le prix Nobel de la cuisine. A l’heure de fêter un demi-siècle de 3 étoiles au Michelin -décrochées en 1965-, Jean-François Mesplède, journaliste gastronomique et ancien directeur du Guide Michelin (de 2006 à 2009), publie un livre captivant, émaillé de nombreux documents d’archives et d’anecdotes inédites, sur le parcours de Paul Bocuse et la marque qu’il a imprimée dans l’histoire de la cuisine française.
photo Rick Nederstigt/epa/Corbis
Dans un milieu où les carrières sont harassantes, voire destructrices sur le plan de la santé, quel est le secret de longévité de Paul Bocuse?
C’est une nature! Bocuse a grandi à la campagne et s’est forgé une constitution très solide. Et puis il n’a jamais fait d’abus. Il aimait faire la fête, mais il n’est jamais tombé dans le piège de l’alcool, contrairement à de nombreux chefs de sa génération. Il a trop souffert de voir son père, Georges, et son mentor, Fernand Point [NDLR: la Pyramide, à Vienne] -« les deux hommes de [sa] vie », comme il les surnommait-, mourir à petit feu à cause de la picole…
Comment Bocuse est-il devenu le chef français le plus connu dans le monde?
Derrière sa timidité et sa pudeur extrêmes, Bocuse est un leader doté d’un magnétisme incroyable. Il faut le voir au Japon, c’est un véritable dieu vivant, dont la présence déclenche des attroupements. Même quand Alain Delon l’a rencontré, la star du cinéma était comme un enfant devant son idole. Il y a quelques années, un ex-président de la RFA décrivait Lyon comme « la ville à côté de chez Bocuse »! Avant lui, le cuisinier exerçait un métier plus ou moins honteux, c’était un soutier qui ne se montrait jamais en salle, pour ne pas faire de l’ombre au directeur du restaurant. Bocuse a eu l’audace de sortir de ses cuisines: il s’est fait tailler une veste blanche brodée à son nom, avec une grande toque et un col tricolore, façon d’exhiber son titre de Meilleur Ouvrier de France. Il a fait repeindre la façade de son restaurant à Collonges à son nom et à son effigie, il s’est souvent fait prendre en photo, les bras croisés, comme la statue du Commandeur… Bocuse a anobli le statut social du chef moderne.
Il est aussi un homme d’affaires redoutable…
Il continue d’incarner l’esprit conquérant de la gastronomie française. Avec son groupe, il est à la tête de 23 restaurants en France, en Suisse, aux Etats-Unis et au Japon, d’une école de cuisine et d’un concours de réputation internationale. Chaque jour, 10.000 personnes, soit 3,5 millions de clients par an, dégustent ses recettes dans le monde.
Et sur le plan culinaire ?
Il n’était pas le meilleur de sa génération. Il estimait que les frères Troisgros, inventeurs du saumon à l’oseille, ou Michel Guérard, le héros de la cuisine minceur, étaient beaucoup plus créatifs que lui. Mais sa force, c’est d’avoir synthétisé la gastronomie française, grâce à sa rigueur et à son amour du geste. Il s’inspirait ouvertement de ses confrères, il avait même coutume de dire à ses équipes: « Quand je goûte un plat qui me plaît, je ne le copie pas, je fais pareil! » Même si son répertoire était classique, il fut, par son autorité naturelle, l’un des instigateurs de la nouvelle cuisine.
Quel est votre plus grand souvenir chez lui ?
En 2006, j’ai dégusté une canette de Bresse juste rôtie à la broche dans la cheminée, découpée en salle, puis servie avec la peau qui croustillait et un bon jus. C’était un plat à vous tirer des larmes, qui correspondait exactement à ce que Bocuse a toujours voulu faire: une cuisine simple, qui fume et qui sent bon, avec des os et des arêtes.
Quels sont les plats de Bocuse dont les cuisiniers se souviendront encore dans cent ans ?
Son rouget barbet en écailles de pomme de terre, à la fois simple et très ouvragé; son filet de sole aux nouilles, une recette du grand chef Fernand Point que Paul Bocuse a modernisée; il y a aussi la volaille demi-deuil cuite en vessie inspirée de la mère Brazier… Mais le plat qui passera incontestablement à la postérité, c’est la fameuse soupe aux truffes VGE.
Racontez-nous…
Tout est parti d’un gag : Bocuse reçoit, un jour de 1975, un courrier sur papier à en-tête de l’Elysée et signé « Valéry Giscard d’Estaing » qui lui annonce que le président en personne lui remettra la Légion d’honneur. En réalité, le coup a été monté par des farceurs, et la signature présidentielle, imitée. Mis dans la confidence, VGE décide de jouer le jeu et décore le chef de Collonges la même année. Ce fut une première! Pour marquer le coup, Bocuse prépare pour la réception au palais présidentiel ce plat devenu mythique: une petite soupière remplie d’un bouillon de boeuf, d’une brunoise de légumes, d’une râpée de truffe et coiffée d’un feuilletage. Quand la spécialité arrive sous le nez du président, celui-ci, un peu interloqué par ce drôle de bol recouvert de son chapeau de pâte, demande: « Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait? » Bocuse lui répond: « On casse la croûte! » Ce plat fait mouche, à tel point qu’il est baptisé plus tard du nom du président de la République. C’est encore aujourd’hui une des créations les plus copiées et les plus admirées dans le monde.
Une partie de la profession et des critiques considèrent que Paul Bocuse ne mérite plus ses trois étoiles. Que répondez-vous ?
Je répondrai par cette anecdote : Jean-Marie Baudic, chef étoilé du Youpala Bistrot, à Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor), certainement l’un des plus inventifs de sa génération, m’a un jour raconté qu’il avait décidé d’aller à Collonges, alors qu’il avait un préjugé plutôt défavorable. Il disait que ce pèlerinage n’était pas pour lui, qu’il redoutait l’expérience datée… Paul Bocuse est arrivé, en majesté, avec une poignée de main, un mot simple et quelques plats-signatures, Baudic s’est immédiatement dit : « Il faut vraiment que j’amène ma femme. » Telle est la force de Bocuse: vous faire venir de très loin. La définition d’un 3 étoiles au Michelin n’est-elle pas « mérite le voyage » ?
Est-ce bien Paul Bocuse qui a déclenché votre vocation de critique gastronomique…
C’est exact. Il y a vingt-cinq ans, j’étais journaliste sportif à Lyon Matin et correspondant de L’Equipe. En 1990, le journal L’Hôtellerie me propose une collaboration et m’envoie faire une interview du chef dans son restaurant de Collonges. Paul Bocuse m’a accueilli comme si on se connaissait depuis toujours. Il m’a proposé de rester déjeuner à sa table. Il m’a donné une définition très simple de la cuisine: « C’est de l’amour et de la générosité. » Moi qui venais du milieu des sports de haut niveau, où le dopage faisait des ravages, j’ai été subjugué par une telle déclaration de foi et j’ai fait à ce moment-là un virage professionnel complet. Depuis, une amitié indéfectible s’est nouée entre nous…
Cette relation ne vous a pas posé de problème pour juger Bocuse lorsque vous êtes devenu directeur du Guide Michelin ?
Quand je suis arrivé au Michelin, j’ai envoyé à Collonges tous les inspecteurs qui n’avaient jamais mangé chez Bocuse. Ils sont tous revenus emballés, sans exception. Paul Bocuse n’a bénéficié d’aucun traitement de faveur.
Qui, dans la génération actuelle des cuisiniers, serait un futur Bocuse ?
Une guerre de succession fait rage entre les chefs pour lui succéder dans le coeur des Français. Beaucoup se posent même en héritiers. Mais n’est pas Bocuse qui veut!
Côté vie privé, « M. Paul » en a fait chavirer, des coeurs…
Bocuse a déclaré il y a quelques années: « J’ai trois étoiles. J’ai eu trois pontages. Et j’ai toujours trois femmes »… Il a d’ailleurs décidé de parler au grand jour de sa polygamie en 2010. Bocuse plaisait beaucoup à la gent féminine, comme le montre cette anecdote. Dans les années 1970, il a lancé à une célèbre critique gastronomique américaine: « Le jour où tu me mets sur la couverture, je te mets dessous. » Quelque temps plus tard, il faisait la Une du journal. Et, comme Bocuse est un homme d’honneur, il a tenu ses engagements !
» Monsieur Paul et les autres, Bocuse et l’invention du chef d’aujourd’hui « , par Jean-François Mesplède, avec Alain vavro, au Éditions Glénat, 203 pages – 30 euros -