Pour L’Express – Alain Ducasse : » Dans mes assiettes, il y a plus d’humain que de homard… «
19 mar 2015
Catégorie : Actualité Chefs & Restaurant, Chefs, Presse & Médias
C’est au magazine L’Express et à l’occasion de » Goût de France – Good France » que le chef du Plaza Athénée c’est exprimé sur les nombreux sujets qui agitent en ce moment la planète Food.
François-Régis Gaudry a recueilli les propos d’un chef pressé – le chef le plus influent de la planète – dira même le journaliste.
Extraits ….
Alain Ducasse: « Je suis intransigeant sur toute forme de maltraitance »
Le 19 mars, plus de 1300 chefs sur les cinq continents proposeront un dîner spécial pour célébrer la gastronomie française. Alain Ducasse, chef aux 24 restaurants et 19 étoiles, revient sur cet événement, mais aussi la violence en cuisine, la formation, la place de la France ou encore le guide Michelin.
11h30 au Plaza Athénée, à Paris. Au coeur de ses cuisines, dans son petit bureau face au passe-plat, le chef Alain Ducasse n’attend pas les questions pour donner les réponses. Il tape du poing sur la table, bombe le torse, disserte à bâtons rompus sur l’actualité brûlante des violences en cuisine, du Guide Michelin, de la formation aux métiers de bouche… « Il est intenable, surtout quand il a faim », avait prévenu sa chargée de communication. Son appétit est insatiable : 24 restaurants, et 19 étoiles au Michelin sur trois continents, bientôt deux nouveaux restaurants, à Pékin et à Macao, une maison d’édition, une chocolaterie, une encyclopédie en ligne… Et un défi à la hauteur de ses ambitions: Goût de France/Good France, une offensive lancée avec le ministère des Affaires étrangères visant à redorer partout dans le monde le blason gastronomique de l’Hexagone. Quand le cuisinier français le plus influent de la planète se convertit à la « gastrono-diplomatie »…
Le 19 mars, la gastronomie française sera donc célébrée sur les cinq continents…
Goût de France/Good France est déjà un succès au-delà de nos espérances ! Plus de 1300 restaurants dans 150 pays, toutes nos ambassades et nos consulats dans le monde se sont portés candidats…/… Qu’ils possèdent un bistrot moderne à Tokyo, une cantine à Addis-Abeba ou une table gastronomique à New York, ils vont tous manifester leur attachement à nos traditions culinaires, nos vins, nos fromages et notre art pâtissier! Cet élan de francophilie est une réalité que tous ceux qui adorent parler du déclin de notre cuisine devraient sérieusement méditer.
Comment avez-vous associé le ministère des Affaires étrangères à cette opération ?
J’ai demandé l’été dernier un rendez-vous avec Laurent Fabius. Il m’a rendu visite le 3 septembre ici [NDLR: au Plaza Athénée]. Il m’a fallu vingt-huit minutes exactement pour le convaincre d’impliquer le gouvernement dans cette opération. Il est reparti très séduit, avec l’idée que la gastronomie devait redevenir un outil de notre influence à l’étranger.
Laurent Fabius a créé à cette occasion le néologisme de « gastrono-diplomatie ». Que pensez-vous de cette expression?
J’aime cette phrase de Brillat-Savarin: « La destinée des nations dépend de la manière dont elles se nourrissent. » …/… Dans notre génie national, il n’y a pas que le luxe, la mode, l’aérospatial, les industries de pointe… La gastronomie véhicule non seulement un immense prestige culturel, mais ce sont aussi des milliers d’emplois sur notre territoire et dans le monde, un atout touristique majeur, ainsi qu’une vitrine pour nos arts de la table. Rien que notre vin: dans notre balance commerciale, avec près de 8 milliards d’euros d’exportations par an, il représente l’équivalent de 150 avions Rafale !
Est-ce qu’un dîner une fois par an suffit à renforcer le rayonnement de notre gastronomie?
Il faut aussi agir en amont, dans la formation aux métiers de bouche. Les apprentis du monde entier qui souhaitent venir apprendre le métier dans les brigades de nos grands restaurants se heurtent à nos procédures trop rigides d’obtention de visa. Ils se tournent alors vers l’Espagne ou les pays scandinaves. Bernard Cazeneuve [ministre de l’Intérieur] et Laurent Fabius viennent de valider une mesure importante: la mise en place d’une procédure simplifiée pour faciliter la venue dans notre pays, dans les prochaines semaines, de 1000 stagiaires étrangers qui seront rémunérés dans le cadre d’un parcours d’excellence culinaire. Demain, ils seront des ambassadeurs de la cuisine française dans le monde.
Cette expression de « gastrono-diplomatie » a été interprétée par de nombreux médias étrangers comme une nouvelle marque d’arrogance de notre pays…
Que dire, alors, de ces Etats, de plus en plus nombreux, qui subventionnent et défendent eux aussi leur gastronomie? En 2009, l’Espagne a débloqué 7 millions pour financer le Basque Culinary Center, censé concurrencer nos écoles de cuisine, et le Royaume-Uni a consacré, dans le cadre des JO de Londres, un budget important à la promotion de la ville comme la « food capital of the world »…
Paris est-elle encore la capitale gastronomique du monde?
J’ai ouvert des restaurants dans huit pays dans le monde et je passe mon temps à voyager. Je connais bien Londres, qui revendique le statut de capitale mondiale de la gastronomie. Cette ville bouillonne de nouveaux concepts de restauration, propose une grande diversité d’expériences culinaires. Je veux bien lui accorder le titre de capitale du breakfast, mais pour ce qu’ils appellent le « fine dining » [la haute gastronomie], Paris détient incontestablement le leadership…/… la vitalité gastronomique de la capitale est éblouissante ! Je rencontre beaucoup de journalistes étrangers qui viennent picorer dans nos assiettes et qui partagent mon point de vue…
Si l’on se réfère au dernier palmarès du World’s 50 Best Restaurants, le classement très médiatisé des 50 meilleurs restaurants du monde, publié par le magazine britannique Restaurant, le premier restaurant français est à la 11e place, et il faut descendre à la 25e place pour trouver le deuxième. D’ailleurs, aucun de vos restaurants n’y figure. Faut-il s’inquiéter de cette sous-représentation?
Est-ce que les JT qui font chaque année leur ouverture sur le thème » La cuisine française en déclin » prennent la peine de regarder comment ce classement est fait ? Sa méthodologie est contestable et contestée partout dans le monde. Trouvez-vous normal que le jury compte un tiers de chefs ? …/… Même s’il a acquis une influence certaine sur la notoriété et la fréquentation des restaurants, c’est avant tout une opération de marketing et de communication rondement menée à coups de sponsors et de lobbying. Il faut prendre ce classement pour ce qu’il est : une formidable caisse de résonance pour les restaurants qui buzzent dans le monde. Le seul point positif, c’est qu’il stimule l’essor mondial de la gastronomie et l’impose comme la nouvelle destination qui fait voyager les gens dans le monde entier.
Dans un récent sondage mené par Odoxa, les Français, à 69%, placent la gastronomie en tête des caractéristiques dont ils sont le plus fiers, devant les arts et les lettres, et la haute couture et la mode. Que pensez-vous de ces résultats?
C’est une bonne nouvelle ! …/… Quel autre pays peut revendiquer une telle diversité dans les produits d’excellence? Mais il faut rester très vigilant, car il y a danger : dans le monde d’aujourd’hui, de nombreux paysans et artisans de bouche ne vivent plus de leurs produits d’excellence; ils survivent…
Des plaintes pour « harcèlement », « coups » ou « licenciement abusif » visent plusieurs grands chefs. Existe-t-il, selon vous, une omerta au sujet des violences morales et physiques dans les cuisines?
Je suis évidemment opposé à toute forme de violence dans les cuisines de nos restaurants. Et je suis bien placé: à l’âge de 22 ans, alors que je travaillais comme chef de partie chez Alain Chapel, à Mionnay, j’ai moi-même reçu un coup de couteau dans le ventre par un plongeur qui était vraisemblablement manipulé par le second de cuisine. Cela a été un traumatisme, et j’ai failli tout laisser tomber… En revanche, il ne faut pas confondre la violence avec la dureté de nos métiers. Quand un jeune s’engage dans cette voie, il doit savoir que, pour atteindre l’excellence, il sera soumis à une pression forte, équivalente à celle que subissent les sportifs de haut niveau.
Joël Robuchon, avec qui vous codirigez le Collège culinaire de France, est lui-même visé par une plainte…
Laissons agir la justice sur cette affaire. Avant même d’avoir pu s’expliquer, Joël Robuchon était déjà condamné par une cabale médiatique orchestrée par une poignée de journalistes. Il peut exister des dérives dans les cuisines, et tout abus doit être puni. Mais certains médias devraient réfléchir à la façon dont ils jettent, du jour au lendemain, l’opprobre sur toute une profession.
Vous ne pouvez pas être présent dans les cuisines de tous vos restaurants. Comment vous prémunissez-vous contre ces dérives?
Un jour de l’année 2000, je débarque à l’improviste dans mon restaurant de New York et je surprends le chef exécutif en train d’humilier un jeune commis noir et homosexuel. Une heure plus tard, il ne travaillait plus chez moi. Depuis cet épisode, mes équipes savent que je suis intransigeant sur toute forme de maltraitance, de sexisme ou de racisme. Pour exiger le meilleur de ses collaborateurs, on peut exercer sur eux une tension saine, mais il faut les aimer, les faire rêver, les promouvoir. Dans mes assiettes, il y a plus d’humain que de homard…
Dans le nouveau palmarès du Guide Michelin, votre restaurant du Plaza Athénée, après dix mois de travaux et une refonte totale de la cuisine, n’a obtenu que deux étoiles. Vous êtes déçu de ne pas avoir obtenu la troisième?
Je pensais me retrouver avec 20 étoiles, je n’en ai que 19… Mais, en trois mois de service, c’est tout de même une performance d’obtenir deux étoiles! Il y a des chefs qui mettent des années à les acquérir…
Ne pensez-vous pas que le Guide Michelin a voulu sanctionner ce que vous appelez la « naturalité », votre nouvelle vision gastronomique consistant à servir très peu de viande, du pain sans gluten et plus de légumes et de légumineuses…
J’ai peut-être eu raison trop tôt. Sur une planète exsangue sur le plan environnemental, les chefs doivent se tourner vers des ressources alimentaires durables, réduire les proportions de protéines animales dans leurs assiettes et réconcilier notre hédonisme avec une forme de frugalité. …/…
Vous allez ouvrir de nouveaux restaurants ?
J’inaugure d’ici à la fin de l’année deux restaurants, à Pékin et à Macao. J’étais chargé, il y a un an, du dîner officiel entre François Hollande et le président Xi Jinping au château de Versailles. Je leur ai servi 20 plats en une heure vingt: des cuisses de grenouille à la crème d’oseille, du pigeonneau au céleri, du ris de veau aux olives… J’ai pu vérifier à cette occasion que notre président est un très fin goûteur. Et j’ai aussi compris une chose: la France et la Chine ne se comprendront jamais mieux qu’à table. …/…
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