La Reynière … Un chroniqueur gastronomique au passé trouble
06 août 2014
Catégorie : Presse & Médias
Pas toujours facile d’évoquer le passé trouble d’un journaliste, d’autant quand ses chroniques traitaient de bonne chère, de plaisir de tables gastronomiques ou de breuvages de grande qualité.
Et pourtant Raphaëlle Bacqué l’a fait pour Le Monde, justement ce journal du Monde où ce chroniqueur gastronomique a fait la pluie et le beau temps de la gastronomie française durant 40 ans …
Elle y relate l’histoire sombre de La Reynière de son vrai nom Robert Courtine, une signature fameuse et crainte de toute la crème de la restauration d’après guerre… et pourtant …
Retrouvez l’article dans son intégralité en cliquant sur le LINK du journal Le Monde …
Ci-dessous seulement une partie de l’article …
Le jour où… Les lecteurs du « Monde » découvrent qu’ils lisaient un ex-collabo
LE MONDE Par Raphaëlle Bacqué
Le 18 avril 1998, le passé collaborationniste de Robert Courtine, qui a tenu la chronique gastronomique du « Monde » quarante ans durant, est prudemment évoqué dans la nécrologie que lui consacre le journal du soir. Cet article de trois feuillets à peine fait l’effet d’une bombe
Dans les allées du cimetière de Colombes (Hauts-de-Seine), une petite dizaine de personnes, silhouettes voûtées par l’âge, suivent lentement le cercueil, dans le vent frais du printemps. Quelques jours plus tôt, le 14 avril 1998, l’ancien chroniqueur gastronomique Robert Courtine, mieux connu des lecteurs du Monde sous son nom de plume de La Reynière, s’est éteint doucement, à 87 ans, veuf et sans enfants, dans une maison de retraite de la région parisienne. La rédaction du quotidien n’a délégué aucun représentant à ses obsèques. Elle n’a fait envoyer ni fleurs ni couronnes. Comme si Le Monde voulait effacer celui qui avait pourtant été, quarante ans durant, l’une de ses plus fameuses signatures.
Le 18 avril, le petit article qui signale en page 12 la « disparition » fait pourtant l’effet d’une bombe. Pour résumer dans ces trois feuillets à peine – « expédier, plutôt ! », ragent ses admirateurs – l’existence de ce « pape » révéré et craint des plus grands chefs, le journal est allé chercher jusque dans sa retraite Jean Planchais, 76 ans. C’est une figure historique et morale du Monde, un ancien résistant à qui ses articles contre la torture pendant la guerre d’Algérie, notamment, ont valu une Légion d’honneur qu’il n’a acceptée qu’après son départ du journal. C’est aussi le gardien de la mémoire d’Hubert Beuve-Mery, à tel point que dans les couloirs on le surnomme « Jésus ». Il faut bien cela pour signer cette nécrologie délicate dont Planchais a trouvé lui-même le titre : « Deux noms, deux vies ».
De ces deux vies, la première est ignorée de presque tous les lecteurs. Pendant quatre décennies, ils ont dévoré avec gourmandise, chaque week-end, les chroniques de cet amoureux de littérature et de cuisine française, qui pouvait débuter un article comme s’il commandait son déjeuner : « Vous savez comme j’ai horreur de la truite aux amandes… » Ils ont vu ce petit homme au crâne dégarni, qui porte une chevalière et raffole des calembours, sur les plateaux d’« Apostrophes », où Bernard Pivot l’a reçu deux fois. Même après sa retraite, en 1993, des lettres ont continué d’arriver pour La Reynière, que le rédacteur en chef Jean-Pierre Quélin, qui a pris sa succession dans la page « Goûts » du quotidien, lui a fait suivre pour consoler sa solitude. Et les voilà qui, en lisant cette nécrologie si discrète, découvrent tout un pan de son passé, sombre et insoupçonné !
Le chanteur, auteur-compositeur, Pierre Perret (1er plan centre G) et le critique gastronomique Robert Courtine (1er plan centre D) sont photographiés, le 22 mars 1983 à Paris, entourés des chefs cuisiniers AFP
LA PIRE DES AVENTURES, CELLE DE LA PRESSE DE COLLABORATION »
Jean Planchais a pourtant fait au mieux pour résumer en un paragraphe l’autre vie de Robert Courtine et l’engagement, après la défaite de juin 1940, d’un ancien militant de l’Action française de 30 ans « dans la pire des aventures, celle de la presse de collaboration ». Il en a gommé les détails les plus terribles, renonçant à détailler les chroniques littéraires publiées dans L’Appel, le Pariser Zeitung, Au pilori ou La Gerbe. Il n’a pas mentionné non plus les contributions de Courtine au premier numéro des Cahiers de la France nouvelle intitulé Les Juifs en France, publié en 1941 sous la direction d’Henry Coston. Il a volontairement « oublié » son adhésion à l’Association des journalistes antijuifs et ses critiques de spectacles écrites pour le Bulletin d’information antimaçonnique ou dans Je vous hais, une publication de propagande antisémite, où l’on peut lire ses avis d’expert : « Mademoiselle Levy, qui manque singulièrement de talent, comme son nom le laissait déjà présager… »
L’ancien résistant a préféré expédier l’essentiel en quelques lignes : « En août 1944, s’estimant, à juste titre, gravement compromis par ses écrits, Courtine fuit Paris et se retrouve à Sigmaringen, où s’entre-déchire le petit monde éperdu de la collaboration. A l’arrivée des Alliés, il passe en Suisse, puis rentre en France après les premières rigueurs de l’épuration, est jugé et purge sa peine. »
En réalité, Robert Courtine s’est arrêté à Bad-Mergentheim, en Allemagne, à quelque 200 kilomètres au nord de Sigmaringen, où se sont réfugiés plus d’un millier de vichystes, l’écrivain Céline et le maréchal Pétain. Là, il a été chargé de la rubrique culturelle de Radio-Patrie avant de fuir de nouveau l’avancée américaine jusqu’en Italie, où il a été arrêté le 9 janvier 1946 et condamné à dix ans de travaux forcés, bientôt réduits à cinq ans de prison.
APRÈS VOUS, CHER COLLABORATEUR… »
C’est peu dire que cette petite nécrologie, pourtant si sobre, cause un choc. Même au sein du journal, les allusions qui circulaient depuis des années sur Robert Courtine n’ont pas raconté précisément son passé. La rumeur veut que le chroniqueur judiciaire Jean-Marc Théolleyre, ancien résistant déporté à Buchenwald, se soit un jour effacé pour le laisser passer d’un « Après vous, cher collaborateur… ». Mais parmi les plus jeunes, rares sont ceux qui savent vraiment à quoi s’en tenir.
Les livres savants, les biographies ou les pamphlets écrits sur Le Monde – une bonne vingtaine à l’époque – n’abordent d’ailleurs jamais le passé du chroniqueur. Son nom, malgré ses livres à succès et une renommée qui dépasse largement les frontières, n’y est presque pas cité. Nulle trace dans les index. Rien à Courtine. Rien à La Reynière. Une sorte de refoulement largement partagé.
Dans les jours qui suivent la « nécro », des centaines de lettres arrivent rue Claude-Bernard, où a déménagé Le Monde, obligeant le médiateur à y consacrer deux semaines de suite sa chronique. La dernière phrase de l’article, notamment, a choqué : « De la plus exécrable des politiques à la lointaine succession de Brillat-Savarin, concluait Jean Planchais, l’itinéraire n’étonnera que ceux qui n’ont pas connu les tempêtes d’hier. »
Depuis le début des années 1990, Le Monde a largement dénoncé le rôle d’anciens collaborateurs comme Paul Touvier, René Bousquet et Maurice Papon, et accordé une très large place aux révélations de Pierre Péan sur le passé de François Mitterrand à Vichy. « Les liens entre cet individu et votre journal, demande une lectrice, étaient-ils du même ordre que ceux unissant Mitterrand et Bousquet, liens que vous ne vous êtes pas privés, à juste titre, de dénoncer ? » Comment un homme doté d’un tel passé peut-il s’être retrouvé au Monde ?
Hormis Jean Planchais, personne dans la rédaction n’a gardé le souvenir de cette année 1952 où Courtine a été présenté à Hubert Beuve-Méry. L’ex-« collabo » sort tout juste de prison, et, s’il fournit déjà quelques piges au Parisien libéré, il est quasiment dénué de ressources. Le directeur du Monde, lui, est d’une génération qui sait que les résistants ont été minoritaires et les lâches nombreux. Courtine est d’une troisième catégorie : comme il le dit fièrement, il « préfère être considéré comme un salaud que comme un con ». Mais « Beuve », adepte de la réconciliation nationale, considère qu’il a « payé sa dette » et lui confie de petits articles, d’abord sur les cabarets, dont Courtine adore les chansonniers, avant de lui proposer cette chronique gastronomique qui va le consacrer.
Le reste de la rédaction tique à peine en découvrant la signature de la nouvelle recrue. Tout juste le chroniqueur sportif Olivier Merlin est-il entré dans le bureau d’Hubert Beuve-Méry pour lancer, avec son allure de dandy et sa voix cassée : « Si les types comme lui l’avaient emporté, patron, c’est tout le journal qu’on aurait dû écrire en lettres gothiques ! » Mais le « patron » a une trop grande autorité morale pour qu’on puisse contester ses choix.
C’est un miracle pour Courtine. « Généralement, les anciens collaborateurs ont vu leurs carrières brisées, confirme l’historien Pascal Ory. Mais “Beuve”, en l’embauchant, a fait du Monde le lieu de sa rédemption et de sa revanche. » Toute la presse lui emboîte d’ailleurs le pas. Cuisine et vins de France, Paris Match, Valeurs actuelles et La Dépêche du Midi (où l’ancien secrétaire général de la police de Vichy, René Bousquet, siège au conseil d’administration) accueillent les articles du gastronome.
Robert Courtine avec les membres du jury des humoristes avec les lauréats sur leurs dos | Rue des Archives /AGIP
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Jamais Courtine ne se risque dans la rédaction du Monde. Chaque semaine, il dépose chez la concierge de la rue des Italiens une enveloppe jaune contenant sa chronique. Cet amateur de rognons flambés et de navarin d’agneau, qui défend qu’un bon menu doit proposer fromage ET dessert, se moque bien de ne pas participer à la vie janséniste d’une rédaction qui adule la politique et feint de mépriser les nourritures terrestres. Lui cite les pamphlets de l’écrivain royaliste Rivarol : « Les racines de l’esprit sont dans l’estomac. »
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JE N’AI JAMAIS PONDU D’OEUF, MAIS JE GOÛTE UNE OMELETTE MIEUX QU’UNE POULE. »
C’est un défenseur d’une cuisine « sur le produit », qui peut éreinter le restaurant Maxim’s, coupable de servir une salade de tomates « insipides dont on doute qu’elles aient pu un jour pousser au soleil », mais défendre l’art de cuisiner le ris de veau à la crème et les crêpes Suzette, qui doivent être « fourrées d’un beurre parfumé de jus de mandarine et de curaçao ». En 1953, lorsqu’il a publié son premier livre sur la gastronomie, La Vraie Cuisine française, sous le pseudonyme de Savarin, Courtine exprimait sa passion pour une cuisine « sortie de la vieille terre gallo-latine », mais aussi des références à Charles Maurras, qui adorait la bouillabaisse, ou à Léon Daudet, qui raffolait de la bourride.
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A la fin des années 1970, le voilà pourtant bousculé par Henri Gault et Christian Millau. Eux défendent la « nouvelle cuisine » – ce « gadget publicitaire », fustige Courtine. En vérité, ces deux-là, proches d’une droite très « hussards », ne sont pas si loin de la cuisine défendue par Courtine. Mais le duo Gault et Millau, bien mieux rompu à la communication, donne un coup de vieux à La Reynière, dont les textes sont traduits dans le Times de Londres, mais qui passe mal à la télévision.
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En ces années 1990 où resurgissent les procès d’anciens collaborateurs, La Reynière se met à trembler pour lui-même. C’est devenu son calvaire. « Il a toujours craint d’être rejugé, confie le critique gastronomique Nicolas de Rabaudy. Il venait régulièrement à l’Hôtel du Rhône, à Genève, avec l’idée qu’il se réfugierait en Suisse s’il était un jour inquiété. »
Le 1er avril 1993, la Société des rédacteurs du Monde décide elle-même d’aborder son cas, lors d’un de ses comités de rédaction. Archivé dans les armoires de la SRM, le compte rendu de cette assemblée montre que le sort de Courtine fut scellé en un quart d’heure. « Pour des raisons qui relèvent de l’actualité, le procès Barbie, l’affaire Touvier, argumente le critique littéraire Bertrand Poirot-Delpech, on nous renvoie en permanence que Le Monde n’a de leçons à donner à personne puisqu’il publie chaque semaine un papier de quelqu’un qui fut un collaborateur notoire. Cela limite notre liberté de parole. »
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