Journal Le Monde : Le guide Michelin doit se libérer de l’influence des grands chefs
07 mar 2012
Catégorie : Chefs, Presse & Médias
Et voilà, un article paru sur l’édition du journal » Le Monde » sous la plume de Alexandre Cammas. C’est ce lundi soir 5 mars, qu’un lecteur et assidu du blog nous en a transmis le contenu paru également sur la toile… Finalement intéressant, un article qui pose de vraies questions, sans amener de vraies réponses. Mais les réponses viendront d’ailleurs.
Cliquez sur le link ci-dessous pour retrouver l’article sur le site du Monde.
Le guide Michelin doit se libérer de l’influence des grands chefs
par Alexandre Cammas, fondateur et directeur du guide Fooding et du site Lefooding.com
N’en déplaise à nos chefs, français ou immigrés, qui font de la France l’un des pays où l’on mange le mieux, l’annonce de l’arrivée prochaine d’une nouvelle formule du guide Michelin sur Internet montre par ses effets à quel point la haute gastronomie française, déjà sur la défensive, a sombré dans l’amer.
Créateur en 2006 du guide Fooding France, avec une bande d’amateurs de fleurs, de piments et de whisky, j’aurais pu profiter de cette tribune pour expliquer comment le Guide rouge 2012 roule à côté de ses pneus… Au contraire, je prends ici la défense du Bibendum gastronomicum, au nom d’une déontologie professionnelle commune à nos deux guides, qui nous impose de payer nos additions dans les restaurants.
Petit rappel des faits : repris en main à la suite du décès d’Edouard Michelin en 2006, le nouveau Groupe Michelin, moins attaché à la bonne chère qu’aux boyaux synthétiques, décide de raisonner les comptes du Guide en développant une approche Web plus rentable. Un nouveau « web model » voit le jour, avec deux grandes idées pour augmenter trafic et revenus. Il prévoit, d’une part, l’ouverture générale du site aux avis d’internautes sur les adresses du Guide et, d’autre part, la présence de publicités de restaurants non sélectionnés par les enquêteurs.
On ose alors penser que même Mme Michu aurait eu assez d’esprit pour demander à M. Miche comment, dans ces conditions, le Guide pouvait garantir qu’aucune « décoration » ne serait jamais remise par complaisance à un mauvais chef, trop bon client… Pourtant, réunis au Plaza Athénée et consultés sur ce projet fin 2011, les triples étoilés Alain Ducasse (chef dudit Plaza), Marc Haeberlin, Dominique Loiseau, Anne-Sophie Pic et Joël Robuchon levèrent un autre lièvre.
Si l’on suit l’article de Nadine Lemoine, dans l’hebdomadaire Hôtellerie-Restauration du 10 janvier, le truc le plus âprement discuté par ces messires, décidément peu sûrs de leur fait, fut la livraison en pâture de leurs tables de luxe à l’avis de la populace. « Si vous laissez les commentaires ouverts, ce sera un tollé dans la profession », avertit Alain Ducasse. « S’il y a une faille, c’est fini pour vous et pour nous », surenchérit Joël Robuchon.
De quoi dégonfler quelque peu, hélas !, notre bonhomme Michelin, puisque le lancement du site fut ajourné, le temps de prendre des mesures… « Comme modérer davantage les commentaires sur les restaurants emblématiques du Guide », me confiait-on.
Pour des raisons étroitement liées, une série de reportages sur les critiques et sites gastronomiques (qui devait initialement être diffusée durant la semaine du 27 février au 2 mars sur TF1, au fil des « 20 heures » et pour laquelle j’ai été interviewé) a été annulée. C’est Sylviane Mondet, journaliste à TF1, qui m’appelle pour s’excuser de la situation : « Le guideMichelinne souhaite plus jouer le jeu. Ils ont eu des problèmes avec Ducasse et Robuchon. Nous ne ferons plus qu’un seul sujet, qui devrait passer dimanche soir. Votre intervention a été raccourcie. »
Le lendemain matin, un journaliste gastronomique me confirmait encore qu’Alain Ducasse hésitait à faire paraître une tribune pour justifier son opposition à cette nouvelle déclinaison en ligne du Guide… Mais l’idée impayable fut lancée par le président des Logis de France, également convié chez Ducasse : mettre en place un système qui garantisse que celui qui laisse un commentaire ait bien testé l’établissement, au moyen d’une addition, par exemple.
Proposition immédiatement saluée et même débattue plus tard dans les coulisses du Michelin. Proposition éminemment hypocrite quand on sait que l’essentiel des grands chefs étoilés reçoivent des critiques gastronomiques chez eux sans leur présenter l’addition. Le patron d’Omnivore, Luc Dubanchet, se justifiait ainsi dans l’édition 2010 de son Carnet de route : « Certaines tables nous invitent même si l’addition est systématiquement demandée. »
Quand on sait que la remise des prix de certains guides est quasi monnayée en nature (je garde ainsi souvenir d’un appel téléphonique avec un illustre critique qui m’expliquait avoir remis un prix à un établissement afin que celui-ci accueille gracieusement la soirée de lancement de son guide).
Quand on sait que la « chefferie » continuera de cautionner des guides sans exiger les preuves sonnantes et trébuchantes des visites de leur maison. Quand on sait que même les modernes blogueurs s’y mettent, tel Bruno Verjus (Foodintelligence), demandant aux restaurateurs de payer 2 400 euros hors taxes (avec photo) s’ils souhaitent figurer dans son guide « précurseur ».
Louable intention de prime abord, l’exigence d’honneurs proprement mérités par les chefs ne doit donc pas s’arrêter au seuil des avis d’internautes. Ducasse et Robuchon pourraient donner l’exemple en annonçant qu’ils ne recevront plus gracieusement de critiques gastronomiques dans leurs établissements. On réapprendrait à les aimer en chefs inspirés, fiers, libres, auteurs des plus belles pages de notre histoire cuisinière, et non en chefaillons fort aises qu’elle en restât là où leurs intérêts les mènent.
La France mérite mieux que des œufs miroirs à reflets palots, tremblotants de fébrilité, sans honneur ni saveur. Il en va de l’avenir du Michelin et d’une conception du bon goût qui est aussi la vôtre, messieurs… Alors, s’il vous plaît, ne contraignez pas le dernier guide au monde qui mange encore proprement à vos tables à changer sa formule sous prétexte qu’il renouvelle sa présence en ligne !